Penser l'avenir,
cela passe par le communisme,
la critique des impasses,
la mesure de la force de l'idée.
Un interview de Lucien Sève dans l'Huma de ce 8 novembre 2018 qui devrait passionner ceux qui comme Canaille le Rouge pensent que l'issue est possible à condition de bien identifier les buts, voir où nous en sommes et pourquoi nous en sommes là.
Il ne s'agit pas clamer "Sève à raison, il arrive avec la vérité révélée", non, et lui même n'est pas dans ce positionnement, il s'agit juste de prendre en compte les points qu'il avance, de les discuter et d'en tirer enseignements.
Pour Canaille le Rouge, l'approche de l'horizontalité du combat fédérateur à mener confirme l'urgence de repenser les conditions de maîtrise collective. C'est par exemple le cas de l'appropriation des leviers économiques. Peut-on dans le cadre d'une visée communiste conserver le terme de propriété fut-elle collective ? mais peut-on construire cette alternative sans poser la question de la confiscation collective de la propriété privée de ces leviers ? La Question de l'autogestion peut et doit dans ce cadre rebondir, être affinée. Plein d'autre sujet à la lumière du texte qui suit sont à débattre.
Restera, faiblesse à ce moment de la réflexion de ceux qui pensent à l'avenir du communisme, à penser la question de l'Etat, comment s'en affranchir, quelle forme d'organisation politique économique et sociale y substituer qui ne soit pas gardienne des intérêts d'une classe dominante et interdise le retour de rapport de domination, seul garantie de la fin de la lutte de classe par la victoire de l'émancipation collective.
Vendredi, 9 Novembre, 2018
En finissant la rédaction de la dernière partie, sur « le communisme », de sa grande tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui, le philosophe parachève l’œuvre capitale de sa vie. Il dévoile, avant la parution en 2019, plusieurs grands partis pris de ce travail théorique et politique.
Le communisme est le sujet du dernier volume de votre tétralogie Penser avec Marx aujourd’hui , à paraître chez la Dispute en 2019. En quoi est-ce un travail d’ordre philosophique, historique et politique ?
Lucien Sève C’est quoi, « le communisme » ? Dans le parler médiatique, c’est l’Union soviétique et les pays de même sorte au XXe siècle, les partis de même orientation. Mais la question se repose : en quoi est-ce « le communisme » ? En ceci, dit-on, qu’ils se réclament d’un avenir social ainsi nommé et qui ne s’est nulle part réalisé. On est ainsi renvoyé à la vaste anticipation historique exposée dans le Manifeste du parti communiste. En parler est donc d’abord nécessairement affaire de théorie, y compris philosophique. Mon livre commence par un long chapitre sur la formation de cette vue par Marx et Engels, et sa complexe évolution dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Si on ne tire pas bien au clair ce qu’on met sous le mot communisme – et sous le rapport terriblement équivoque qu’a avec lui le mot socialisme –, on s’expose aux pires malentendus, à moins qu’on ne cherche à en jouer. Ce que faisait le fameux Livre noir du communisme, où sur 800 pages il n’y a pas même un paragraphe pour dire ce qu’on est en droit de nommer communisme – « le communisme », ce serait Staline et Pol Pot… Partant d’une analyse approfondie du communisme marxien et de ses conditions de possibilité historique, je vais à sa recherche attentive dans un autre long chapitre consacré au XXe siècle et, disons-le en bref, je ne le trouve nulle part. Donner l’URSS pour un « pays communiste », ou même « socialiste », c’est ce que son grand historien Moshe Lewin appelle une complète « erreur d’étiquetage ». L’objet de mon livre, écrit aux trois-quarts, c’est l’histoire critique de cette visée communiste. Il est donc historique et politique du même mouvement que théorique.
Des enquêtes d’opinion publiées par l’Humanité en 2017 et 2018 ont montré que le mot communisme est décrié aujourd’hui. Comment, selon vous, lui redonner du sens ?
Lucien Sève Décrié est peu dire. Ce que montrent ces sondages, c’est que communisme est le terme le plus discrédité de tout le vocabulaire politique. Si on ne prend pas le fait avec un total sérieux, comment espérer inverser la tendance ? Or, c’est quoi, un total sérieux ? C’est revenir sans lésiner sur le pire : le stalinisme. Comment être crédible en donnant le communisme pour ce qui va nous faire sortir du capitalisme et inaugurer une civilisation supérieure sans s’expliquer en clair sur ce qui a pu faire s’ensuivre de la révolution d’Octobre tant d’horreurs sanglantes puis d’aberrations navrantes ? Se croit-on quitte avec l’immense affaire qu’est le stalinisme pour l’avoir condamné ? Mais qui va s’en satisfaire ? Quand c’est tout le sens de ce qui s’est passé depuis le Manifeste jusqu’à l’implosion de l’URSS qu’il faut donner à comprendre, donc d’abord comprendre soi-même. C’est la question centrale de mon deuxième chapitre, où je m’occupe longuement du stalinisme. Le faire en toute exigence disqualifie radicalement la vulgate qui proclame : « Le communisme est mort pour toujours, Dieu merci ! » Pour nous, qui nous réclamons plus que jamais du communisme et voulons commencer de faire bouger les lignes à son sujet, il est crucial, en cette époque des centenaires de 1917 et 1920, que nous éclairions bien davantage cette histoire. Sans faire toute la lumière sur notre passé, comment apparaître porteurs de futur ?
Vous parlez de la « visée communiste marxienne ». Pourquoi ce terme de visée, et quel est son contenu essentiel ?
Lucien Sève Ce n’est pas un tic de langage, mais un choix fondamental. J’entends dire parfois que visée serait une révision en baisse de projet. Je soutiens le contraire. Projet est un terme programmatique, qui décide d’avance des contenus et formes de la société communiste future. C’est utopique. Marx refusait de faire du communisme un « idéal » sur lequel l’histoire devrait se régler, à quoi il opposait le « mouvement réel » qui tend vers un au-delà radical de l’état de choses actuel. C’est ce que dit visée. De plus, projet est purement subjectif – on peut projeter ce qu’on veut, mais au risque terrible de vouloir forcer l’histoire, et c’est tout le drame du stalinisme. Visée est au contraire à la fois subjectif et objectif, comme l’action politique même : c’est nous qui visons, mais « Oui, le communisme vient à maturité objective » il y a une cible et des conditions pour l’atteindre auxquelles il est impératif de se plier. Oui, vraiment, visée communiste, et non pas projet. Quant à l’essentiel de cette visée, on peut le dire en trois mots : sortir de l’aliénation historique, au grand sens que prend l’aliénation dans le Capital, c’est-à-dire l’écrasement général des humains par les immenses puissances sociales qu’ils créent, et qui faute d’être appropriées par tous ne sont maîtrisables par personne. Ce que suggère assez bien une formule populaire : l’humanité va dans le mur.
Beaucoup de gens pensent que le communisme a été essayé au siècle dernier, et qu’après une histoire entachée de crimes, il aurait irrémédiablement échoué. Qu’objectez-vous à cette façon de voir ?
Lucien Sève Nous voici au cœur de la question. C’est bien cette pseudo-évidence qu’il faut réduire à néant, et ce sera tout sauf facile. Parce que l’incroyable vérité – il n’y a à peu près rien eu de communiste dans le « communisme » d’hier, c’est démontrable – se heurte bien sûr au haussement d’épaule : « Comme vous ne pouvez nier l’échec, vous essayez de faire croire que ce qui a échoué n’était pas le communisme, à d’autres ! » Impossible donc d’en rabattre sur l’histoire critique de cette visée. On n’attendra pas qu’en un paragraphe, je puisse dire le contenu de 100 pages du livre. Ceci au moins : Marx ne s’est pas trompé dans le Manifeste en annonçant le communisme, au contraire, mais il a devancé l’histoire de deux siècles, en surestimant terriblement la maturité de ses conditions historiques. Coûteuse illusion. La trouée initiale s’est avérée possible dans des pays en retard de révolution antiféodale, comme la Russie ou la Chine, mais ce retard excluait tout passage vrai au socialisme. Lénine l’a bien vu en 1921-1923 (« Nous ne sommes pas assez civilisés », disait-il), cherchant la voie d’une forcément longue maturation. Staline s’est cru plus fort : le socialisme tout de suite dans un seul pays ! Ce fut en réalité un national-étatisme de rattrapage brutal du capitalisme, traître à toute visée communiste. Et le siècle en a été foncièrement déboussolé : le capitalisme avait encore de l’avenir, quand ce qui passait pour « le communisme » n’en avait pas… C’est donc tout le sens des deux derniers siècles qui est à reconsidérer. Il n’y a là aucune échappatoire : la question de savoir si le communisme a de l’avenir est encore entièrement devant nous.
Il y a large accord sur la gravité de la situation présente et l’urgence de sortir d’un régime piloté par le seul profit à court terme. La question n’est-elle pas de savoir s’il existe les moyens conceptuels et pratiques de son dépassement ?
Lucien Sève Large accord sur la gravité de la situation, sans doute. Mais large conscience que cette gravité dit l’urgence de sortir du capitalisme pour en venir à une société sans classes, hélas non, et hâter cette prise de conscience m’apparaît être la tâche première d’un communisme à hauteur de notre temps. Mais en a-t-on fini avec l’immaturité historique des conditions d’un postcapitalisme qui sous-tendait les drames du XXe siècle ? Je vois de fortes raisons de penser que c’est en cours. Négatives d’abord : pour la première fois, le capitalisme devient directement incompatible avec le progrès de l’humanité, voire avec sa survie. C’est lui, c’est sa folie de profit privé qui menace à court terme la vie sur notre planète, et de façon moins dite mais non moins profonde l’existence civilisée du genre humain. Rendre hégémonique la visée postcapitaliste est devenu un objectif réaliste, à condition de changer complètement de braquet dans la lutte des idées. Et raisons positives aussi. Marx tenait pour présupposé fondamental du communisme un double développement universel : celui des forces productives – et nous y sommes en plein, avec une vraie explosion de nos savoirs et pouvoirs –, plus encore celui des individus – là, le tableau est contrasté, les gestions capitalistes empêchant tout en stimulant ce développement, mais les rebonds de l’émancipation des femmes montrent combien est irrésistible la tendance profonde. Oui, le communisme vient à maturité objective. À nous de jouer notre plein rôle de sujets.
On sait vos importants travaux sur communisme et individu. Il y a aussi l’expérience politique en France à laquelle votre parcours intellectuel militant est intimement lié. Comment cela peut-il irriguer votre réflexion pour penser un monde nouveau ?
Lucien Sève Lisant le Capital au début des années 1950, j’ai découvert dans l’enthousiasme que Marx n’est pas le penseur exclusif du social qu’on disait, du même mouvement il pense l’individu, au point que son œuvre socio-historique est tout aussi suggestive sous l’angle psycho-biographique, ce qui a décidé de ma vie de recherche et coloré d’emblée ma façon de comprendre le communisme. Sait-on assez que Marx le définit comme « une forme de société supérieure dont le principe fondamental est le plein et libre développement de chaque individu » ? (1) Nous ne sommes pas humains par notre seul génome, comme des animaux, mais bien plus encore par le monde social humain que chacun s’approprie à sa façon, l’individu se transfigurant ainsi en personnalité singulière et solidaire. Ce qui condamne le plus sûrement à mort le capitalisme est qu’il en vient à contrecarrer gravement cette dialectique décisive que le communisme a au contraire à libérer. Un méfait sans nom du stalinisme est d’avoir persuadé tous et chacun que dans le communisme l’individu ne compte pour rien. On mesure le désastre. Peu de choses importent autant aujourd’hui que de redonner à voir par des actes – d’abord en matière d’organisation – que le commun pour un communiste n’est pas l’effacement du singulier mais sa forme plurielle.
Dans un récent livre d’entretiens avec votre fils, l’historien Jean Sève, Capitalexit ou catastrophe (2), vous avancez un ensemble de propositions concrètes pour la relance d’une politique authentiquement communiste. Comment voyez-vous cette possible relance ?
Lucien Sève En 1984, voyant avec d’autres le PCF s’enfoncer tandis qu’allait imploser l’Union soviétique, j’ai engagé la bataille pour ce que j’ai appelé refondation communiste – objectif à mes yeux plus actuel que jamais. L’idée directrice est simple : nos malheurs ont pour cause non pas trop de communisme, mais au contraire tragiquement pas assez, ce qui remonte à sa foncière trahison par Staline. Qu’il y ait toujours à mener la lutte politique quotidienne et électorale avec un parti fait pour cela, certes. Mais il faudrait être aveugle pour ne pas voir que le décisif aujourd’hui est ailleurs : engager la révolution postcapitaliste avant que le capitalisme n’ait mené le genre humain à sa perte. Une révolution d’aujourd’hui, non plus mythique conquête du pouvoir pour émanciper la société par voie étatique, ce qui a conduit au stalinisme, mais intense et constante bataille d’idées et d’initiatives pratiques pour rendre hégémonique l’exigence de réformes révolutionnaires changeant le rapport des forces jusqu’à rendre possibles les plus ambitieuses transformations. Pour mon fils et moi, et bien d’autres communistes sans carte, sans doute aussi avec carte, ce que paie très cher le PCF est de ne l’avoir pas fait. On ne mène pas la bataille d’idées anti et postcapitaliste à la hauteur voulue. Mais le faire appelle un autre mode d’organisation que le parti vertical, utile encore pour la politique traditionnelle, mais contre-productif là où est à déchaîner l’initiative transformatrice de tous. Il faut susciter la formation d’un vaste réseau de collectifs thématiques travaillant à acquérir une haute capacité de contestation et contre-proposition révolutionnaires, dans une horizontalité de fonctionnement compatible avec la centralité de décision, mais excluant toute confiscation verticale de responsabilité. L’horizontalité responsable, c’est l’école obligatoire des constructeurs de la future société sans classes. À nos yeux, la capitale relance d’une politique vraiment communiste commence là : l’organisation horizontale de l’initiative postcapitaliste, où l’essentiel reste à faire. C’est dans ce vide que prospère l’effroyable couple des gauches pourries et des droites féroces. Il n’y a pas un jour à perdre pour se mettre à le combler.
(1) Le Capital, Livre i. Éditions sociales, 2016, p. 575.(2) La Dispute, 2018.
Entretien réalisé par Pierre Chaillan