Le salaire, ce lien de subordination, comment s'en affranchir ?
Je dois dire en préalable que jusqu'à l'approfondissement de ces derniers mois, les travaux de B. Friot ne me satisfaisaient pas sur un point essentiel : le manque d'articulation lisible entre retraites, salaire subordonné et salaire libéré d'une part et le maintien de fait du salariat que son argumentation porte d'autre part. En fait il ne répondait pas à mes attentes manifestées lorsque la CGT a sorti de ses statuts l'abrogation du salariat, suppression que quasi seul , du moins là où je milite, j'ai dénoncé comme une erreur fondamentale et un recul dans l'affrontement de classe. Pour ne rien dire du "dépassement du capitalisme" de la fin des années 90 du PCF transformé par F Parny "nous sommes clairement altercapitaliste" (sic) lors des journées d'étude du PCF de 2009.
M Peyret à plusieurs reprises est revenu sur cette question en des termes que je partage.
La lecture de l'actualisation des travaux de Bernard Friot, son dernier livre "L’enjeu des retraites" et des propositions et avis de Michel Peyret me conduisent à mettre mon grain de sel dans ce débat qui de mon point de vue porte plus à exploration collective, éventuellement débat, qu'à polémique.
Les propositions de B Friot sont-elles en contradiction avec celle de M Peyret ? Créent-elles entre elles des champs de forces antagoniques ? De quels matériaux disposons-nous pour débattre ?
Il y a l'article du Diplo de septembre de B.Friot, ses travaux et son livre qui pousse le débat et ne le clos pas. J'y ajouterai l'émission de D. Mermet sur Inter le 02 septembre où l'auteur détaille plus avant sur la question abordée ici. Il y a tout l'effort que produit depuis des mois M.Peyret pour une mise à plat des travaux de Marx et de ses successeurs, pour y traquer les interprétations douteuses ou trop rapides, éclairer des chemins qui demandent à être explorer et sa réaction à l'article du Diplo , deux textes que RougesVifs Île de France a opportunément mis en ligne.
J'ose m'engager dans ce débat, avec le modeste bagage théorique qui est le mien.
Non pas pour désosser les arguments de l'un pour m'aligner sur ceux de l'autre ou pour trouver un équilibre consensuel qui comme le pragmatisme est la défroque usée de tous les réformismes mais pour voir ce qui est utilisable aujourd'hui comme outil de progrès dans le sens de l'émancipation qui ne torde pas la visée mais la serve.
Qu'y a –t-il d'irréductible entre les deux approches de M. Peyret et B.Friot? Quelles sont les articulations possibles et même souhaitables. Ce qu'avance B. Friot se heurte-il à la cloison étanche de l'obligation d'abrogation du salariat comme constat de la transformation de la société, thèse que M Peyret a remis en lumière au milieu d'une pénombre savamment entretenue par tous les réformismes sur le sujet ?
Avancer sur les pistes développées à partir de la retraite comme salaire libéré est-il un piège de même nature que le statut du travail salarié défendu par la CGT qui cristallise la situation et entérine une sorte de fin de l'histoire par la pérennisation du salariat? Ou au contraire ces travaux ouvrent-ils la voie à une concrétisation de l'abrogation du marché du travail et de l'accumulation et de la propriété capitaliste, une piste pour s'engager dans la disparition de l'état ? Corolaire à ces propositions, attention aux enfermements dogmatiques qui conduisent à des guerres de tranchées entre alliés voir membres du même camp.
A la lecture et l'écoute des deux approches, j'y vois peut-être prendre corps une piste sur le processus de démantèlement de l'état au sens ou Marx parle de dépérissement mais sans donner au processus un sentiment de durée longue, d'une ère historique, mais plutôt le fait que la transformation porte un état initial et un état final dont l'évolution et la durée de traversée est fonction du poids des des avancées sociales et politiques imposées comme des résistances à celles-ci par le capital sans stade, phase, palier prédéterminer à atteindre avec les pauses inclues.
Cette question du devenir de l'État reste une des questions pendante à toute réflexion marxiste sur l'abolition du capitalisme. Cela explique pour part les raisons de l'échec des tentatives de socialismes antérieures qui, parce qu'étatiques et leur glissement bureaucratique anti démocratique, ont atteint leurs limites d'expérience, leurs avancées dans ces conditions là. Des limites qui ont permis la casse de des expériences dans l'affrontement de classe international mené par un capital dont la contre offensive est rendue possible par l'accumulation des blocages des "avancées socialistes". La gestion comptable du bilan étant ici une des limites.
Sans théoriser outre mesure sur le capitalisme, il est bon de rappeler sa réalité : il s'agit non pas d'une loi naturelle de l'évolution de l'humanité mais d'un rapport social, un rapport social d'exploitation issu d'affrontements entre des forces économiques et sociales montantes porteuse de développement tout azimut par rapport à celles arqueboutées sur leurs privilèges qui s'opposaient à ce développement et de l'efficacité de ce rapport social dans un moment donné pour s'affranchir de celui qui avait fait son temps. La victoire des forces montante est rendu possible parce que les détenteurs du capital réorganise l'état en institutionnalisant la subordination de masse de producteur libérés de l'entrave féodale (nuit du 04 aout) pour se retrouver dans celle de l'exploitation absolue de la force de travail (loi Le Chapelier et puis code Napoléon).
Pour devenir dominante, la classe capitaliste s'allie à tout ce qui lui permet d'y parvenir. Ici la part d'aristocratie disponible (à l'exemple de la Grande Bretagne ou la Prusse), là le peuple (France et plus tard l'Italie par exemple). Avec lui elle passe un contrat institutionnalisé par les lois d'état qui aliène au capital dans ce rapport de subordination la part non nécessaire à la reproduction de la force de travail et met en concurrence les salariés au plan mondial (du pillage colonial au délocalisation) pour abaisser le coût de cette force de travail indispensable à la création du profit capitaliste et son accumulation.
Tout ce qui brise ce rapport est bon pour l'émancipation des salariés dès lors que le lien de subordination qui structure ce rapport social d'exploitation est soit rendu caduc soit supprimé selon les conditions de la réalisation de la rupture (révolution populaire brutale, lutte de libération nationale, ou processus de luttes sociale se donnant un débouché politique).
Allons plus loin. Le frein à la capacité de contestation du pillage capitaliste réside essentiellement à la pression individuelle de la mise en concurrence du salarié avec d'autres tout aussi victimes du marché du travail par l'individualisation du lien de subordination et la valorisation culturelle de cette individualisation.
Si j'ai bien compris la proposition de B. Friot de sortir la rémunération du lien au poste de travail par la reconnaissance sociale de la qualification et la progression de cette rémunération par la reconnaissance de la formation initiale, celle acquise durant la vie professionnelle avec cette reprise de l'idée de VAE (valorisation des acquis de l'expérience), elle sort du lien de subordination dès lors que cette proposition qu'il a avancé de façon très pédagogique chez Mermet de façon très claire est prise en compte.
On entre ainsi dans l'espace théorique de M.Peyret sur" les éléments de communisme existant… et ceux qui ne demande qu'à s'accroitre". Mènent-ils à une impasse ? A partir de sa proposition de travail subordonné et de travail libéré du marché du travail, ce que B. Friot développe est assez nouveau. Et, configuration nouvelle du paysage social et politique, elle met le producteur en situation de contester sans craindre le dogme du marché déterminant les critères d'efficacité et donc de pérennisation de l'emploi, brisant en cela la logique du capital ET les justifications de TOUTES les social-démocraties (à l'exemple du fameux (fumeux!) théorème de Schmidt : "Les profits d'aujourd'hui font les investissements de demain et les emplois d'après demain") on mesure la profondeur de la pensée 40 ans plus tard et la pérennisation de la crise structurelle du capital .
Le rapport de force politique se trouve modifié pour poser l'interpellation de M Peyret modifié positivement : il ne s'agit pas de donner le pouvoir (les pouvoirs) au peuple (ambition louable mais qui quelque part perpétue l'idée d'une avant-garde organisant la passation) mais de la création d'une situation politique nouvelle qui lui permette de s'en emparer par la maitrise des leviers économique, l'avant garde étant alors que ceux, mais tous ceux, qui sont engagés dans ce combat.
Si la proposition de M.PEYRET est validée (et je considère pour ma part qu'elle l'est) : " Bien sûr, il existe déjà, je le dis depuis longtemps, des éléments de communisme dans notre société, sous différentes formes, et entre autres, nombre de gratuités, nombre qui ne demande qu'à s'accroître, et aussi du temps "libre" payé, congés payés, congés-maladie, retraites, indemnités-chômage... certaines formes de propriété collective..., tout cela pouvant également se développer encore.", cela conduit à considérer que tout extériorisation d'un lien contractuel ou non de subordination pour assurer l'organisation de l'existence aboli l'état de fait existant et construit des relations sociales d'un type nouveau extériorisé de la logique capitaliste.
Or la proposition phare de B.FRIOT sortir la rémunération du contrat de travail où la part consacrée à la rémunération devient en quelque sorte publiquement mutualisée et sous contrôle public avec un éventail des rémunérations établie publiquement et réparties hors du champ de l'entreprise pousse à cette rupture. Nous sortons ou ressortons la relation individualisée pour la socialiser et renouons ainsi avec l'esprit du tarif, de la convention collective qui s'élargit à tout le corps social. Cela permet pour paraphraser Marx d'en finir avec cette la liberté individuelle du renard et de la poule dans le poulailler libre.
Certes en l'état en rester là et figer la situation cristallise la réalité salariale. Perdure le risque majeur de fixation du concept et du volume d'une masse salariale par le capital qui préserverait la prépondérance de ses choix et sa main mise sur le cadre politique qu'est l'état pour le piloter dans le sens des dominants. C'est d'ailleurs en cela que la revendication d'un statut du travail salarié est néfaste, l'hypothétique progrès serait obéré par la cristallisation du statut et le rapport de subordination rendu indépassable qui comble alors de joie les tenants de l'exploitation et de l'accumulation.
Sortir le travail "des mains des employeurs et des investisseurs, qui décident des emplois de leur localisation, de leur contenu de leurs titulaires" pour reprendre la formule de B Friot en fait une matérialité non marchande qui dès lors appartient à celui qui l'exerce et cassant le marché du travail, interdit la baisse tendancielle de son coût pour contrer la baisse tendancielle du taux de profit.
En intégrant cela, dont la dimension institutionnelle des lois d'État l'encadrant, la démarche qui tend à faire du travail autre chose qu'une marchandise soumise à la loi de l'offre et de la demande ouvre des pistes jusqu'à présent non exploitées dont nombre de celles qui s'articulent avec celles que propose M Peyret, pistes jusqu'à présent non exploitées par le mouvement revendicatif et les forces sociales et politiques qui s'en réclament. De plus, si le travail est sorti du lien direct de subordination, s'en est fait l'organisation de l'armée de réserve indispensable pour abaisser le cout du travail. C'est le capital qui au premier chef est affaibli. Pour autant, même socialisé, le salariat n'est pas aboli et du chemin reste certes à accomplir pour y parvenir.
Le capital, rapporté couramment à la propriété lucrative, aux marchés et au crédit qui les tuteurise, est ainsi ramené à cette juste proportion pour risquer cette interrogation de B Friot:
"Certes, Moloch a perdu de son lustre. Mais, face aux « investisseurs », la gauche propose au mieux une nationalisation partielle du crédit qui conforterait la propriété lucrative. Ne faut-il pas plutôt chercher à l’abolir ?"
Articulons cette proposition avec cette autre de B.Friot qui sans besoin d'éclaircissement est tout sauf conservatrice ou réformiste mais plutôt très communiste:
"Qu’on l’examine en effet sous l’angle du financement — la cotisation vieillesse — ou sous celui de la dépense — la pension comme salaire à vie —, la retraite est porteuse de changements révolutionnaires. Le terme n’a pas ici le sens métaphorique qu’affectionnent les publicitaires. A l’opposé de l’utopie, qui construit un système symétrique d’un réel lu de façon univoque et négative, le changement révolutionnaire repose sur une perception claire de la subversion déjà à l’œuvre dans une réalité analysée comme une contradiction au travail.
Le débat sur les retraites offre l’occasion de travailler à la révolution en popularisant le remplacement de ces deux institutions décisives du capitalisme que sont le marché du travail et le droit de propriété lucrative par le « déjà-là » du salaire à vie et de la cotisation."
Regardons-y de plus prêt : abolir le marché du travail répond à l'exigence de suppression du lien de subordination tel que JB Say l'avait déjà énoncé en 1817 : "Quand on loue sa terre, qu'on place ses capitaux, quand on reçoit un salaire pour son travail, on vend le service rendu pendant un certain temps par ces divers agents de la production, et l'on renonce aux droits qu'on avait à leurs produits. Leurs produits appartiennent alors à l'entrepreneur qui a acquis leurs services productifs." (Traité d'économie politique, 3ème édition). Plus de captation de la plus value possible pour l'accumulation.
Abolir la propriété lucrative possible par l'accumulation liée à l'exploitation du salariat, n'est-ce pas quelque part instiller, injecter, infuser propulser (choisissez isolés ou groupés les termes souhaitables de la proposition) à du communisme ?
Comment le lire dans la période ? En rester là ? Non (voir la phrase de M.Peyret sur les éléments de communisme dans la société) en mesurant que ces éléments de communisme s'accumulant peuvent produire une rupture, un effet de seuil dans le processus mais pas sa conclusion. Pas par linéarité et(ou) déterminisme mais parce que fruit de luttes et de rapports de force politique. Et c'est là la force (effet de seuil) et sa faiblesse. Le faire apprécier pour le pousser et l'amplifier. Mais aussi besoin de disposer d'outils politiques et sociaux pour mener la lutte à ce niveau.
Retour sur la proposition de B Friot et son extrapolation à partir de la retraite payée par la cotisation sociale issue du travail productif en court pour financer du travail social libéré du rapport de subordination.
Une cotisation versée par les employeurs (nous devrons obligatoirement revenir sur leur nature et statut pour répondre à l'objection légitime de M. Peyret). Prélevé en amont dès avant impôts et dividendes. Cela ne vous rappelle rien ? C'est le programme du CNR et le financement de la protection sociale, des retraites, des CE des allocations familiales etc. l a mise dehors champ du capital des éléments collectifs et individuels de progrès des sociétés humaines. On ouvre le débat sur la décroissance positive par suppression des gâchis du capital, ceux de l'accumulation de la production spéculative pour consacrer les richesses à une consommation maitrisée pour répondre aux besoins individuels et sociaux de tous. Et il me semble que là des éléments de communisme s'affirment et commencent à prendre une belle coloration écarlate qui est celle d'une écologie libéré du dogme du marché régulateur.
Sous réserve de son appréciation, la proposition de B Friot élargit dans le moment l'espace communiste social et les bases d'établissement de toute l'économie non spéculative à une répartition qui annihile les lois du capital, d'accumulation, de dividendes, et même de provisions, provisions pour amortissements, risques de dépréciations, stock options etc. Une économie qui libère l'efficacité de l'économie du critère de la rémunération préalable du capital et (ou) de garantie monétaire du capital accumulé. C'est dépensé dans l'instant qu'il est le plus productif.
Mais dans le même temps, quid du politique, ses institutions étatiques au service de la domination de classe? C'est quelque part ce M Peyret réaffirme quand il dit :
"Car, quand-même, si rien n'est à négliger, ce sont toujours les capitalistes et leurs fondés de pouvoir du gouvernement et de la présidence de la république qui dirigent les affaires du pays, bien tristes "affaires" souvent d'ailleurs.
En tout cas, vouloir le communisme, c'est vouloir donner au peuple le pouvoir, les pouvoirs, tous les pouvoirs, ce qui, à ma connaissance, n'a jamais été le cas en France, ni ailleurs.
Et bien sûr, si le peuple a enfin le pouvoir, c'est lui qui décidera de ce qu'il veut, de ce que devra être la vie dans la société, et qui le mettra en œuvre si, bien évidemment, je me répète, il en a le pouvoir effectif.
Ce qui implique, tout aussi évidemment, que ce ne soient plus ces capitalistes et leurs fondés de pouvoirs successifs, qui aient le pouvoir..."
Devant cela, la proposition de B Friot est–elle globalement satisfaisante? Elle ne fait pas le tour puisqu'elle s'inscrit dans une organisation politique qui porte toujours, même si le rapport de force est inversé, un rapport d'état. Ce point reste à explorer pour en sortir des solutions aussi originales que celle avancée au plan économique mais avec la casse du lien de subordination, la prise en main par les travailleurs des leviers essentiels d'émancipation permet de poser la question de façon renouveler et remet sur ses pieds ce qui depuis 40 ans dans les organisations ouvrières marche sur la tête en redonnant la primauté au mouvement populaire.
La logique proposé par B; Friot est-elle pertinente? Dès lors qu'elle ouvre sur une rupture avec la condition salarié et ne renforce pas les conditions étatiques de la vie sociale, oui.
Cloison étanche ? Non mais osmose et rapport de forces pour la faire fonctionner