De notre envoyé spécial à Bruxelles (Belgique).–L’un des derniers conflits postcoloniaux encore pendants devant les Nations unies vient de connaître un tournant, depuis le Luxembourg. La plus haute instance judiciaire de l’UE a estimé mercredi qu’un accord de libre-échange portant sur des produits agricoles et de la pêche, conclu en 2012 entre l’Europe et le Maroc, ne concernait pas le Sahara occidental, ce territoire du Nord-Ouest africain, frontalier de la Mauritanie, annexé en 1975 par le Maroc. 

Dans son arrêt, la Cour de justice de l’UE s’appuie sur la charte des Nations unies et le principe d’autodétermination des peuples. Elle explique qu’il n’est pas possible d’inclure le Sahara occidental dans l’expression « territoire du royaume du Maroc ». Or, c’est cette expression qui définit le champ d’application de l’accord de 2012 entre Bruxelles et Rabat, mais aussi celui d’un précédent accord, dit d’association UE-Maroc, en vigueur depuis 2000.

« C’est un arrêt d’importance historique pour le peuple sahraoui », s’est réjoui Mhamed Khadad, un responsable du Front Polisario, ce mouvement qui milite pour l’indépendance du Sahara occidental. « La cour met fin à ce double langage de l’UE, qui publiquement déclare qu’elle ne reconnaît pas la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, mais dans la pratique signe des accords avec le Maroc qui incluent le Sahara occidental », a-t-il poursuivi lors d’une conférence de presse, jeudi, au Parlement européen à Bruxelles.

Le Sahara occidental, autrefois colonie espagnole, est considéré par les Nations unies comme un « territoire non autonome » (c’est-à-dire, pour le dire vite, « non décolonisé »). Rabat continue de parler du Sahara occidental comme de ses « provinces du Sud ». Le Polisario dénonce régulièrement l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles – pêche, phosphate, etc. – de cette immense région (270 000 kilomètres carrés) par le royaume du Maroc, aux dépens de la population sahraouie. Ce serait notamment la conséquence de l’accord de 2012 conclu avec l’UE.Avec l’arrêt de mercredi, la cour de Luxembourg a toutefois annulé la décision prise un an plus tôt par le tribunal de l’UE, qui avait déjà été considérée comme une victoirepour le Front Polisario. Le Tribunal avait purement et simplement annulé l’accord commercial contesté par le Polisario. En signe de protestation, Rabat avait suspendu ses relations diplomatiques avec l’Union européenne. Sous pression, les autorités européennes avaient alors fait appel de la décision auprès de la Cour de justice, ce qui avait permis à Rabat de renouer ses relations avec Bruxelles.

La Cour s’est donc livrée à un raisonnement différent de celui du Tribunal. Elle a rejeté le recours en annulation formulé par le Front Polisario. C’est pourquoi l’accord sur les produits agricoles de 2012 reste en vigueur, hors Sahara occidental. Ce que l’Italienne Federica Mogherini, à la tête de la diplomatie de l’UE, et le ministre des affaires étrangères du Maroc, Salaheddine Mezouar, n’ont pas manqué de souligner dans une déclaration conjointe, jugeant que l’arrêt leur « donne raison ». 

Cité par l’agence américaine AP, le Marocain Nasser Bourita, ministre délégué auprès du ministre des affaires étrangères, s’est montré encore plus clair : « Nous considérons que l’accord reste en vigueur, tel qu’il est appliqué aujourd’hui (…). Ce n’est pas le juge d’une cour qui va décider de l’avenir du Sahara. Cet avenir sera fixé au terme d’un processus approprié, dans le contexte des Nations unies. »

Le Polisario ne fait bien sûr pas la même analyse de l’arrêt. « L’irrecevabilité [de notre requête – ndlr], nous aurions donné n’importe quoi pour l’obtenir, puisque c’est désormais l’indépendance d’un territoire qui est reconnu », s’est félicité Gilles Devers, l’avocat du Front Polisario. « L’un des paradoxes de la situation, c’est que cette irrecevabilité est la plus belle de nos victoires. Le Maroc et le Sahara occidental sont des territoires tellement distincts que la population sahraouie ne peut en aucun cas être concernée par ce qu’il se passe sur le territoire du Maroc », a avancé le magistrat français. « Si le Maroc continue de considérer cela comme une victoire, nous leur espérons beaucoup de victoires de la sorte », a ironisé Mhamed Khadad.

 

 

Pour l’eurodéputé écologiste José Bové, proche des thèses du Polisario, « la Cour a rétabli le droit contre l’imposture des gouvernements européens, en particulier du gouvernement français, alliés au Maroc contre le peuple sahraoui et ses représentants ». Aux côtés de l’Espagne ou de l’Allemagne, la France fait partie des États membres de l’UE qui sont montés au créneau lors des audiences à Luxembourg, plaidant pour le maintien de l’accord de libre-échange avec le Maroc, Sahara occidental inclus. La décision de la Cour revient à accuser Paris, Bruxelles et d'autres capitales d'avoir violé des règles de droit international élémentaires pendant des années.

Le Quai d’Orsay s’est contenté mercredi de « prendre note » de l’arrêt de la Cour, et de rappeler les fondamentaux de la position française sur le Sahara occidental : une solution « sous l’égide des Nations unies », tout en estimant que « le plan d’autonomie présenté par le Maroc [est] une base sérieuse et crédible ». Cette initiative marocaine est pourtant perçue par beaucoup d’observateurs comme un contre-projet au référendum d’autodétermination que l’Onu réclame depuis 1991, et qui n’a jamais été mis en œuvre. « La France a toujours été un obstacle à la recherche d’une solution sur le Sahara occidental, et nous espérons qu’avec cette décision, la France mette fin au blocage délibéré qu’elle a pratiqué », a commenté, jeudi, Mhamed Khadad, du Front Polisario.

Joint par Mediapart, l’eurodéputé socialiste Gilles Pargneaux, à la tête du groupe d’amitié UE-Maroc et fervent partisan du rapprochement Paris-Rabat, parle, lui, d’une « excellente décision » de la Cour de Luxembourg. Non seulement parce qu’elle « conforte l’accord agricole » avec le Maroc, mais aussi parce que, d’après lui, « elle refuse au Polisario le droit de représenter une hypothétique entité autonome au Sahara ». Pargneaux refuse de voir une quelconque victoire du Polisario : « La Cour se contente de rappeler le droit international, mais elle ne fait pas un pas supplémentaire [vers le Polisario – ndlr]. Elle ne fait que renvoyer la balle aux Nations unies. » Ce qui, tout de même, peut être considéré comme une victoire pour ceux, au Sahara occidental, qui refusent le « plan d’autonomie » défendu par Rabat, et préfèrent le référendum…

À court terme, cette décision de justice pourrait avoir un impact direct sur l’activité des entreprises européennes basées au Sahara occidental, selon les termes de l’accord de 2012. « Nous allons être extrêmement fermes sur cette question, a prévenu Gilles Devers, avocat du Polisario. Ces entreprises n’ont plus aucun statut juridique à partir du moment où elles exercent une activité au Sahara occidental, il ne peut y avoir aucun autre débat (…). Le mandat est clair, et une décision de justice doit être appliquée. » « Nous lancerons des procédures dès le mois de janvier, pour faire interdire l’exportation de produits agricoles depuis les territoires occupés [vers l’Europe – ndlr], a insisté de son côté Mhamed Khadad. Ces entreprises ont quinze jours pour comprendre. »

Par ricochet, la décision de la Cour risque de peser sur l’issue d’un procès en cours au tribunal de commerce de Tarascon (Bouches-du-Rhône), instruit à la demande de la Confédération paysanne. La société française Idyl, qui exporte des tomates et des melons depuis le Sahara occidental sur les marchés français, se trouve sur le banc des accusés [lire le descriptif de l'ONG Western Sahara Ressource Watch]. La cour de justice de Luxembourg n’en a pas non plus fini avec le Sahara occidental, puisque le Polisario avait aussi déposé une requête pour annuler une décision qui porte à un autre accord de partenariat avec l’UE, cette fois dans le secteur de la pêche. La procédure est en cours.