Management par la peur, conditions de travail indignes, mépris du code du travail… La filiale privée du groupe ferroviaire pour les travaux de voirie comprime les coûts en mettant ses salariés en danger. Révélations.

Je n’avais jamais vu ça. L’ambiance est tellement tendue que tout le monde veut quitter l’entreprise, sauf ceux qui n’ont pas le choix parce qu’ils ont un emprunt ou des enfants », confie un ancien salarié, qui cumule pourtant les expériences dans le domaine des ressources humaines. « On a créé des situations de souffrance extrême », soupire un autre, qui vient lui aussi de démissionner pour ne plus aller « travailler la boule au ventre ».

Bienvenue chez Sferis, filiale de droit privé créée de toutes pièces en 2012 par la SNCF pour faire le même travail qu’elle à moindre coût. Spécialiste des travaux et opérations de maintenance des voies ferrées, des caténaires et de la signalisation, elle concourt aux appels d’offres qui sont désormais passés pour le rail ou intervient comme simple sous-traitant de la SNCF « de gré à gré ». « On est la SNCF low cost », souffle un salarié qui officie sur les chaînes d’« annonces humaines »déployées le long des voies pour remplacer une signalisation électronique en panne ou en maintenance.

Des semaines de 76 heures

Cet appendice de la SNCF a connu une croissance – trop – rapide et atteint 829 salariés au premier semestre 2018, grossissant dans une chasse obsessionnelle aux coûts. Il a l’avantage d’embaucher hors statut de cheminot, sous convention collective du BTP, et ne rémunère pas ses ouvriers durant le temps de trajet, jusqu’à 50 km, contrairement à la SNCF. Comme le révèle une somme de documents et de témoignages recueillis par Politis, Sferis s’est aussi alignée sur les pires pratiques managériales du secteur du BTP et prend quelques libertés avec la légalité. C’est ce qui transparaît des comptes rendus de réunions du personnel, au cours desquelles des ouvriers se plaignent régulièrement d’être logés dans des conditions indignes. Ceux qui sont affectés sur la ligne Sète-Narbonne, qui travaillent de nuit, dorment ainsi dans un camping près de Montpellier. Ils dénoncent également des pauses refusées et l’absence d’eau potable ou de « base de vie » sur certains chantiers.

Les journées dépassent fréquemment la durée légale, avec des ouvriers pointant jusqu’à 76 heures par semaine, là où la loi limite à 48 heures maximum le travail hebdomadaire. La direction constate elle-même en juillet 2016 que des ouvriers « ont travaillé 22 heures d’affilée », soulignant tout de même que cela ne doit « pas être pris en exemple ». Enfin, début 2018, l’employeur n’avait encore jamais procédé à une évaluation des risques dans l’entreprise, démarche pourtant élémentaire et obligatoire (1).

Des méthodes de management imprimées par un homme : Thierry Feutrie, directeur d’un service des ressources humaines en sous-effectif chronique. Professionnel dévoué et hyperexigeant, il attend un investissement de chaque instant de ses salariés dans la « guerre » qu’il conduit pour faire croître Sferis sur des marchés tourmentés. « Il a été assez bon pour le développement de l’entreprise à une époque où il y avait tout à faire. Mais il n’a pas changé de méthode maintenant qu’il faut structurer l’entreprise », analyse un cadre démissionnaire. Au quotidien, Feutrie sème la division, maintient une « pression constante » et convoque des salariés à huis clos, parfois pendant plusieurs heures, pour les accabler de ses coups de colère qui glacent le personnel des ressources humaines. Au point que ce service essuit une vague de départs depuis fin 2016.

Le 19 décembre 2017, c’est l’inspection du travail qui prend la plume pour s’inquiéter de ces pratiques. Saisie dans le cadre d’une procédure d’alerte pour « danger grave et imminent » qui a déclenché un mois plus tôt une enquête du comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT) visant le DRH, elle relève des « éléments extrêmement préoccupants ». L’institution s’inquiète en particulier du « comportement [du] directeur des ressources humaines, mettant en lumière des éléments susceptibles d’être qualifiés de harcèlement moral ». Et de lister une « communication professionnelle tous les jours de la semaine et en dehors des horaires de travail, y compris la nuit, [des] dénigrements et humiliations, menaces de licenciement, intimidations, altercations verbales violentes [et] salariés en pleurs suite à des entretiens avec M. Feutrie ».

Contactée par Politis, la direction de Sferis déclare avoir invité l’inspecteur du travail « à se joindre à[sa] démarche d’évaluation des risques professionnels ». Mais, selon les pièces versées à une procédure judiciaire ultérieure, sa réponse à l’inspection du travail n’avait pas manqué de piment. « Nous tenons à vous préciser que, […] face à l’absence de situation de harcèlement, aucune mesure conservatoire n’a été bien entendu décidée », claironnait-elle.

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